Soutenir le développement des langues non-scolaires et la cohésion famille-école : enseignements de l'initiative « Semaine des Langues » en France
Dans un contexte où la diversité linguistique des élèves ne cesse de croître, l'école française reste encore largement monolingue dans sa pratique quotidienne. Face à ce décalage entre les réalités linguistiques des familles et les attentes institutionnelles, nous avons mis en œuvre une initiative en France visant à valoriser les langues non-scolaires tout en renforçant les liens entre écoles et familles : la Semaine des Langues.
Créé en 2007 et reconnue officiellement par le ministère de l'Éducation nationale française depuis 2015, La Semaine des Langues est aujourd'hui intégrée au programme de l'éducation nationale. Cette reconnaissance témoigne d'un intérêt croissant, mais encore inégalement réparti, pour le plurilinguisme à l'école. Notre projet s'inscrit dans cette dynamique en proposant une intervention structurée, menée conjointement par une équipe pluridisciplinaire composée de chercheur.es, de psychologues scolaires, d’éducateur.rices et de formateur.rices.
Cette initiative s'appuie sur des travaux de recherche démontrant que le maintien et le développement de la langue d'origine favorisent l'apprentissage de la langue de scolarisation. Le soutien combiné des familles et des professionnel.les est essentiel dans les premières années de développement langagier. Le maintien d'une langue non-scolaire n'interfère pas avec le français : au contraire, il enrichit la conscience métalinguistique, stimule le développement phonologique, et permet une meilleure appropriation des structures syntaxiques dans les deux langues. Ces constats vont dans le sens des données de recherche en psycholinguistique et sociolinguistique au niveau national et international auxquelles nous avons également contribué * (l'une portée par Ranka Bijeljac-Babic, l'autre par Taylor Smith-Benyahia, qui a mené des recherches de terrain en Guadeloupe, Martinique, Haïti et dans plusieurs banlieues franciliennes).
La mise en œuvre de la Semaine des Langues repose sur une série d'étapes co-construites avec les établissements scolaires. Elle débute par une rencontre avec la direction, suivie d'un questionnaire à destination des familles sur les pratiques linguistiques à la maison. Un café des parents est organisé afin de créer un espace de dialogue informel et chaleureux, et les familles intéressées sont invitées à co-animer certaines activités. Une formation est proposée à l'équipe éducative afin de lui fournir à la fois les bases théoriques sur le bilinguisme et des outils concrets pour intégrer les langues familiales dans les activités de classe.
La semaine elle-même comprend des lectures multilingues, des ateliers d'écriture, des goûters partagés, des jeux linguistiques et la création de supports visuels comme les arbres d'accueil ou les affiches des langues parlées. Les élèves comparent des versions d'histoires dans différentes langues pour développer leur conscience linguistique. Ils explorent divers alphabets et systèmes graphiques. Un arbre de bienvenue est décoré de messages multilingues : « bonjour » dans toutes les langues parlées par les enfants, inscrits sur les branches. Nous fournissons aux enseignant·e·s un guide complet ainsi que des supports accessibles via QR codes, permettant une appropriation durable et autonome.
Les retombées observées sont nombreuses et transversales. Du côté des élèves, on note une fierté renouvelée vis-à-vis de leur langue familiale, une curiosité accrue envers les langues de leurs camarades, ainsi qu'une plus grande participation en classe. Certains, qui refusaient auparavant de parler leur langue à l'école, commencent à la revendiquer activement. Des enfants monolingues vont jusqu'à « inventer » une autre langue pour prendre part au projet. Les enseignant·e·s témoignent d'un changement d'attitude significatif. Plusieurs d'entre eux/elles nous ont confié avoir démarré le projet avec appréhension, voire réticence, mais l'avoir finalement adopté avec enthousiasme, réalisant à quel point ces activités enrichissent les dynamiques de classe.
Les auteures
Dr. Bijeljac-Babic et Dr. Smith-Benyahia font partie de l’association bilingues et plus (voire l’encadré ci-dessous), dont la première est la présidente, et la dernière la vice-présidente.
Bilingue français serbo-croate. Maître de conférences émérite, HDR (habilitation à diriger des recherches), Université de Poitiers et Membre du laboratoire Psychologie de la Perception, Université Paris Descartes, où elle mène des recherches sur les effets précoces du bilinguisme chez les nourrissons. Elle a créé le Diplôme universitaire « Bilinguisme chez l'enfant. Perspectives théoriques, cliniques et appliquées » à l'Université Paris Descartes, le seul en France sur le bilinguisme chez l'enfant. Elle a publié de nombreux articles scientifiques sur la perception de la parole chez les nouveau-nés et nourrissons, en psycholinguistique de l'adulte et de l'enfant et récemment sur l'acquisition des langues chez les nourrissons et enfants bilingues. Ses livres incluent « L'enfant bilingue, de la petite enfance à l'école », aux Editions Odile Jacob (2017).
Taylor Smith-Benyahia
Chercheuse américaine passionnée par l'enseignement des langues et la sociolinguistique. Elle a obtenu son doctorat de langue française à la Sorbonne en 2019, avec une spécialisation sur l'enseignement des langues créoles dans les Petites Antilles françaises. Après son doctorat, elle a travaillé en Lituanie en tant que chercheuse post-doctorale, où elle a étudié différentes formes de bilinguisme dans les systèmes scolaires locaux ainsi qu'avec des réfugiés récemment arrivés à la Croix-Rouge. Aujourd'hui, elle se consacre à aider des familles à élever des enfants bilingues grâce à des méthodes et des activités basées sur la recherche et faciles à mettre en œuvre dans la vie quotidienne.
* voici quelques publications :
Bijeljac-Babic, R., & Auger, N. (2024). Avoir deux langues et plus à l’école maternelle et élémentaire : Synthèse de la recherche et recommandations. Conseil scientifique de l’éducation nationale. PDF
Smith, T. (2020). Étude comparative des manuels scolaires créoles en Guadeloupe, Martinique et Haïti : Implications sociolinguistiques et psycholinguistiques du primaire au supérieur (thèse de doctorat, Sorbonne Université). Lien
Bilingues et Plus
L’association Bilingues et Plus « œuvre pour la compréhension du bilinguisme individuel et sociétal et la valorisation des différences culturelles afin de faire mieux vivre la diversité », et « est animée par un collectif d'experts en linguistique, en psycho- et sociolinguistique et de professionnels du langage ».
Du côté des familles, on observe une nouvelle mobilisation. Des parents auparavant en retrait se sont investis, parfois pour la première fois, dans la vie scolaire. Une mère algérienne a même initié des séances de lecture en arabe avec d'autres parents à l'issue du projet. Un enseignant nous a raconté qu'un père d'élève avait d'abord exprimé de la honte à admettre qu'il parlait arabe à la maison. Grâce à la formation et aux échanges permis par le projet, cet enseignant s'est senti capable de le rassurer et de valoriser cette langue dans le parcours scolaire de son enfant.
Dans une volonté d'évaluation plus systématique, nous avons récemment lancé une série d'enquêtes sociolinguistiques combinant questionnaires et entretiens avec les enseignant·e·s. L'objectif est de mesurer l'évolution des représentations, des pratiques pédagogiques et de la dynamique famille-école. Ces données, en cours d'analyse, serviront à formuler des recommandations pour une politique linguistique scolaire plus inclusive et ancrée dans les réalités du terrain.
Un extrait d'un entretien sociolinguistique avec une enseignante du 18ème arrondissement ayant participé au projet montre à quel point La Semaine des Langues peut aider les équipes pédagogiques et les familles :
Enfin, moi, ça fait 3 ans que j’ai compris, en fait, que, ben non, il ne faut pas que [les familles bilingues] parlent le français à la maison parce que là, on ne savait pas trop comment se positionner sur ces enfants qui ne parlaient pas bien français. Et c’est vrai que moi, jusqu’à La Semaine des Langues, ça a été vraiment une prise de conscience aussi de se dire, ben non, en fait, qu’ils ne parlent pas le français à la maison, ce n’est pas un problème mais c’est vrai qu’au début de carrière, on nous disait aux parents parler leur français, clairement. […] je pense que ce dont on manque cruellement en tant qu’enseignant·e·s, c’est de formation. Et effectivement, avoir une formation de 3 à 6 heures avec vous, votre association et des supports donnés aux enseignant·e·s, ça peut les accompagner et leur donner envie de mettre en place ce projet dans les écoles. […] j’avais une petite fille qui parlait chinois et au début, elle ne voulait pas dire un mot et à la fin, elle était hyper contente de nous parler en chinois et on avait fait une chanson où chacun disait bonjour en sa langue familiale et du coup, je pense que ça développe beaucoup de choses. Je pense que c’est hyper important.
Loin d'être un projet ponctuel, La Semaine des Langues est conçue comme un catalyseur de transformation pédagogique. Elle offre un espace pour réconcilier les sphères domestique et scolaire, en redonnant de la visibilité aux langues non-scolaires dans l'espace public éducatif. En revalorisant ces langues, elle agit sur la confiance des élèves, le lien entre les familles et l'école, et la formation des professionnel.les. Elle illustre, de manière concrète, que l'éducation plurilingue n'est ni un luxe ni un obstacle, mais un levier de réussite et d'équité.
Pour les chercheur.e.s et praticien.e.s du bilinguisme, ce projet rappelle l'importance de décloisonner la recherche, la formation et l'action. Il invite à considérer les langues non-scolaires non comme une compétence secondaire, mais comme un pilier du développement global de l'enfant. L'école ne peut ignorer les langues des élèves. Elle doit, au contraire, les accueillir, les comprendre et s'en nourrir.
Vous trouverez ici un article de blog par notre directrice Annick De Houwer qui traite des moyens de soutenir les langues non-scolaires des enfants dans le cadre de l’éducation précoce.